« Plateforme » – Michel Houellebecq

« Le mois d’août venait de s’installer à Paris; les journées étaient chaudes et même étouffantes, mais le beau temps ne tenait pas : au bout d’un jour ou deux il y avait un orage, l’atmosphère se rafraîchissant d’un seul coup. Puis le soleil revenait, la colonne du thermomètre et les taux de pollution recommençaient leur ascension. Je n’y portais à vrai dire qu’un intérêt superficiel. J’avais renoncé aux peep-shows depuis ma rencontre avec Valérie; j’avais également renoncé, depuis bien des années, à l’aventure urbaine. Paris pour moi n’avait jamais été une fête, et je ne  voyais aucune raison pour que ça le devienne. Il y a dix ou quinze ans, pourtant, lors de mes débuts au ministère de la Culture, j’étais sorti dans des boîtes ou des incontournables; j’en gardais le souvenir d’une angoisse légère mais constante. Je n’avais rien à dire, je me sentais absolument incapable d’engager la conversation avec qui que ce soit; je ne savais pas danser non plus. C’est dans ces circonstances que je commençai à devenir alcoolique. L’alcool ne me déçut jamais, à aucun moment de ma vie, il me fut d’un soutien constant. Après une dizaine de gin-tonics, il m’arrivait même parfois […] de retrouver l’énergie nécessaire pour convaincre une femme de partager mon lit. Le résultat était d’ailleurs en général décevant, je ne bandais pas et je m’endormais au bout de quelques minutes. »

Après avoir été enthousiasmé par Les particules élémentaires, la lecture des autres ouvrages de Houellebecq s’imposait à moi. Dans Plateforme, nous suivons la vie de Michel, agent culturel, producteur d’expositions, homme désabusé tant par l’art que par le monde en général. S’agissant d’un alter ego, quasiment, du personnage de Bruno dans Les particules, nous retrouvons des thèmes et des tonalités analogues d’un livre à l’autre : le sexe, l’ennui, la lassitude, l’impuissance. Pour s’occuper, Michel boit, Michel baise, et Michel part en voyage – c’est la première partie du roman – en Thaïlande, où les relations sexuelles se monnayent au grand jour. L’occasion pour l’auteur de nous délivrer une description fine des voyages organisés, et d’aborder de front, donc, la question censément « épineuse » du tourisme sexuel.

« Elle avait dix-neuf ans. Après le bain pris ensemble, je m’allongeai sur le matelas recouvert de mousse; je  compris tout de suite que je n’aurais pas à regretter mon choix. Oôn bougeait très bien, très souplement; elle avait mis juste assez de savon. À un moment, elle caressa longuement mes fesses avec ses seins; ça c’était une initiative personnelle, toutes les filles ne le faisaient pas. Sa chatte bien savonnée frottait mes mollets comme une petite brosse dure. Je bandai presque tout de suite, à ma légère surprise; lorsqu’elle me retourna et commença à caresser mon sexe avec ses pieds, je crus même que je n’allais pas pouvoir me retenir. Au prix d’un gros effort, en tendant brusquement les abducteurs des cuisses, j’y parvins. »

Comme en témoigne les deux extraits cités jusqu’ici, l’écriture de Plateforme est, justement, très plate; bien plus qu’elle ne l’était dans Les particules, où l’aspect naturaliste, les descriptions biologistes, apportaient un sel littéraire jouissif. Une écriture à la hauteur – à la bassesse ? – du personnage de Michel : froide, égale de bout en bout, qu’il s’agisse de raconter des ébats sexuels ou de relater une vie de fonctionnaire. De longs passages sont également consacrés à la description du monde du tourisme international, dans lequel travaille Valérie, qui va devenir la compagne de Michel. Valérie organise du business à base de camps de vacances, de séjours inoubliables, d’expériences uniques; or, dans un contexte de crise du secteur, elle cherche à renouveler l’offre de son entreprise. De là l’intrication des deux thèmes majeurs du roman : le tourisme de masse et le tourisme sexuel vont faire bon ménage… Cette évolution du tourisme est rapportée à une modification profonde des ardeurs humaines, elle-même strictement indexée au capitalisme, à l’individualisme qu’il génère, et à la massification d’une optique de repli et de calcul jusque dans les relations intimes.

« Offrir son corps comme un objet agréable, donner gratuitement du plaisir : voilà ce que les Occidentaux ne savent plus faire. Ils ont complètement perdu le sens du don. Ils ont beau s’acharner, ils ne parviennent plus à ressentir le sexe comme naturel. Non seulement ils ont honte de leur propre corps, qui n’est pas à la hauteur des standards du porno, mais, pour les mêmes raisons, ils n’éprouvent plus aucune attirance pour le corps de l’autre. Il est impossible de faire l’amour sans un certain abandon, sans l’acceptation au moins d’un certain état de dépendance et de faiblesse. L’exaltation sentimentale et l’obsession sexuelle ont la même origine, toutes deux procèdent d’un oubli partiel de soi; ce n’est pas un domaine dans lequel on puisse se réaliser sans se perdre. Nous sommes devenus froids, rationnels, extrêmement conscients de notre existence individuelle et de nos droits; nous souhaitons avant tout éviter l’aliénation et la dépendance; en outre, nous sommes obsédés par la santé et par l’hygiène : ce ne sont vraiment pas les conditions idéales pour faire l’amour. Au point où nous en sommes, la professionnalisation de la sexualité en Occident est devenue inéluctable. »

Partant de là, Plateforme n’est ni une apologie du tourisme sexuel, ni un simple épanchement du désarroi de l’auteur – de Michel : il consiste plutôt en une prédiction de ce qui nous attend, de ce que nous sommes en train de devenir. L’argument développé par rapport au tourisme sexuel est, en fait, assez convaincant : en Occident, payer pour du sexe reste répréhensible, condamné, dans l’ordre du discours; reste qu’en pratique, qu’il s’agisse de payer pour des sites pornographiques ou d’être en couple, en mariage, la question économique, financière, est en fait au premier plan. Sous le mythe de l’amour romantique (et celle qui m’a prêté ce bouquin ne sera pas pour dire le contraire !), se cache une autre réalité : des échanges économico-sexuels qui, s’ils restent hors du champ de la conscience aveugle des « couples amoureux », deviennent explicites au moins lors des crises, des ruptures. Autrement dit, il est facile de critiquer l’institutionnalisation, comme en Thaïlande, du commerce sexuel, alors même que ce commerce a lieu chez nous, partout, tout le temps, n’en déplaise aux tenant.e.s de notre morale « chrétienne » et aux illusions que nous nous faisons sur nous-mêmes. Nous enrobons l’économie du sexe sous les artifices de l’amour; nous faisons comme si seul l’amour comptait quand, en réalité, les relations amoureuses sont souvent construites autour d’échanges économiques.

On comprend mieux, du coup, pourquoi Houellebecq opte pour une écriture plate, sans jugement; son personnage de Michel va même, en quelque sorte, « forcer » cette évolution vers une professionnalisation de la sexualité décrite dans l’extrait précédent, en s’engageant à côté de Valerie dans ses projets d’entreprise. C’est qu’en définitive, pour Houellebecq, tout est déjà perdu : comme dans Les particules élémentaires, il est acté que le capitalisme, comme système, modèle jusqu’aux pulsions intimes (ce qui n’est pas sans rappeler l’argument de Marcuse dans Eros et Civilisation, preuve s’il en est que Houellebecq est loin de s’en tenir, comme on le prétend parfois, à un argumentaire « de droite »). Le sexe, et l’amour lui-même, sont désormais des choses monnayables, au même titre qu’un paquet de jambon; dans ce sens, les pays dans lesquels le tourisme sexuel est revendiqué, explicite, voire légalisé et encadré juridiquement, apparaissent comme plus honnêtes, plus pragmatiques, que les nôtres. Que la France, par exemple, où les sites pornos mangent l’essentiel de la bande-passante, mais où on continue à pénaliser la prostitution…

Pourtant, dans ce marasme civilisationnel, Michel rencontre Valérie. Comme dans Les particules élémentaires, il apparaît très nettement, ici, que Houellebecq accorde aux femmes une intelligence et une sensibilité qu’il n’a pas lui-même; aussi socialisées soit-elles à devenir des « bonnes femmes », aussi piégées soient-elles dans les carcans de la féminité, elles sont aussi celles qui, systématiquement, sauvent les hommes. C’est pourquoi les seuls moments d’émotion du roman se logent dans les lignes où Michel fait état de son amour véritable pour Valérie; où il accepte, lui, de s’abandonner à elle, de la suivre, de l’admirer sans réserve, de la laisser libre à ses côtés. Mais, pour reprendre les mots du personnage d’Ortega che A. Pombo, il n’y a jamais, chez Houellebecq, d’« heureux dénouement ». Et…

« Valérie n’aura été qu’une exception radieuse. Elle faisait partie de ces êtres qui sont capables de dédier leur vie au bonheur de quelqu’un, d’en faire très directement leur but. Ce phénomène est un mystère. En lui résident le bonheur, la simplicité et la joie; mais je ne sais toujours pas comment, ni pourquoi, il peut se produire. Et si je n’ai pas compris l’amour, à quoi me sert-il d’avoir compris le reste ? »

Si Plateforme n’est pas un grand roman, il m’a toutefois piégé; je l’ai lu en une journée. L’acuité sociologique de Houellebecq, sa capacité à se saisir de sujets délicats, mais surtout sa façon de parler du pire de nous-mêmes, du pire de ce que sont les hommes en particulier, tout cela lui fait mériter une lecture attentive. Et il va sans dire qu’en dépit de sa froideur, ce récit témoigne d’un homme marqué, quelque part, par le deuil et la perte : aussi vaut-il mieux, je suppose, lire Houellebecq plutôt que ses commentateurs attitrés, si l’on veut percer un peu le mystère du personnage…

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